KAREN...
Août 1997
Karen regardait la fenêtre. Au travers des carreaux mal lavés, elle voyait les barreaux, et c’est seulement au-delà des barreaux qu’elle devinait vaguement le ciel. Et le ciel était gris, sans la moindre fantaisie, sans la moindre éclaircie. Elle descendit de son lit à étages, s’approcha du lavabo fixé dans un coin de la pièce, fit couler un peu d’eau fraîche qu’elle se passa sur le visage. Elle regarda l’heure à sa montre, à peine sept heures du matin. Un petit toussotement lui rappela qu’elle n’était pas seule dans la cellule, Nathalie, sa codétenue, dormait encore profondément et Karen eut un sourire, elle aussi avait retrouvé des nuits paisibles depuis quelques années. IL ne venait plus hanter ni ses cauchemars, ni ses rêves les plus doux et pourtant chaque matin, en se réveillant, elle y repensait, elle ne pouvait s’empêcher d’y repenser, simplement, le faisait-elle peut-être avec un peu plus de sérénité et moins de passion. Etait-elle devenue fataliste ? Avait-elle accepté d’avoir été jouée comme cela, abusée ? Elle s’étira, une façon comme une autre de faire quelque chose pour penser à autre chose. Le petit déjeuner n’allait pas tarder à arriver, mais il lui fallait trouver comment tuer la demi-heure d’attente qui lui restait. Elle jeta de nouveau un regard par la fenêtre, dehors, d’ici, rien ne semblait avoir bougé. De toute façon, en prison, rien ne semble jamais devoir bouger, c’est bien ce qu’elle avait compris en vingt ans de détention, la moitié de sa vie. Que ne donnerait-elle pas pour voir quelque chose bouger ! Elle se rallongea sur son lit et fixa le plafond, dans un silence complet, ses grands moments de méditation du matin !! Sans s’en rendre compte, elle ferma les yeux, elle ne sombra pourtant pas dans un vrai sommeil, juste une demi inconscience et il y eut un petit bruit métallique, elle se redressa et chercha nerveusement d’où il pouvait venir, elle tourna la tête vers le lavabo, son visage se crispa, un stigmate d’horreur barra ses traits encore très jolis. Il se tenait debout là, devant cette maudite porte fermée de l’extérieur qui l’empêchait de sortir mais n’avait pas su lui interdire d’entrer. Elle ne se demanda même pas comment il avait fait, elle ne le connaissait que trop ! Il était grand, sa carrure était impressionnante, et malgré son âge avancé que l’on devinait à ses traits ridés, il n’était pas le moins du monde voûté. Il portait une cotte de mailles, recouverte d’un vêtement en tissu sur lequel l’on devinait, bien qu’il fut en mauvais état, les armoiries des seigneurs de Joux : six bandes noires entrecroisées sur un fond or. Elle voulut hurler mais aucun son ne sortit de sa bouche. IL en parut amusé : « Tu devrais pourtant me connaître après ce que nous avons vécu, non ? j’ai encore besoin de toi une dernière fois, je te le promets, fais comme si tu m’aimais encore… » Malgré sa puissance, il ignorait qu’elle n’aurait peut-être pas besoin de se forcer.
Rou-Hak...
L’esprit de Rou-Hak quitta la mémoire de Karen. Elle s’était tue, elle ne pouvait plus continuer, et l’Auteur restait étonnamment muet, il ne semblait pas vouloir la pousser. Le vieux loup aurait pu à loisir poursuivre ses déambulations dans sa mémoire consciente et inconsciente, poursuivre ses recherches, mais il avait peur qu’elle ne ressentît son intrusion , et il jugea préférable de revenir jusqu’à ce qu’elle reprenne son récit et que, trop occupée par son histoire, son esprit ne fasse plus attention à cette présence étrangère. L’Auteur remarqua le retour de son frère, cela sembla le ramener à plus de réalité :
« Cela ne va pas mademoiselle ? Vous voulez vous reposer ? » demanda-t-il, espérant relancer le récit. Karen ne répondit pas, elle devait aller au bout si elle voulait qu’il tienne sa parole :
« Non merci, dit elle, je vais poursuivre .. maintenant. »
Rou-Hak s’apprêta à repartir, son regard devint fixe, ses pattes avant se raidirent afin de le maintenir assis, et son corps se figea, presque momifié. Il commença à sentir qu’il perdait la notion du lieu et surtout celle du temps, cette impression gagna de plus en plus en vitesse, comme si son esprit prenait de l’élan pour sauter dans celui de Karen, et puis il y eut le choc, tout s’arrêta net, comme si un mur de pensées impénétrables venait de le bloquer. Il en fut tellement désarçonné, qu’il perdit l’équilibre. Karen s’interrompit à nouveau, elle se retourna vers le loup et l’Auteur le fixa également. Le vieil animal semblait KO, allongé sur le sol (ou plutôt le vide..), il lui fallut quelques instants avant de pouvoir se redresser. Il fit un signe de la tête, Karen hésita sur l’interprétation qu’elle devait lui donner, puis elle conclut qu’il l’invitait à poursuivre, ce qu’elle fit rapidement comme pour limiter son désarroi. Rou-Hak de son côté était inquiet, qu’avait-il pu se passer, pourquoi avait-il été ainsi rejeté. C’était la première fois que cela lui arrivait et il en était touché dans son amour propre lui qui s’était toujours considéré avec raison comme le meilleur connaisseur du Hak. Il avait beau retourner ses connaissances dans tous les sens, il avait beau se remémorer toutes les lois fondamentales du Hak, il était certain de n’avoir fait aucune erreur. Non, la riposte venait de cette femme qui semblait si inoffensive. Etait-elle une Rom-Hak ? Il fut comme assommé par cette éventualité. Si c’était le cas, une seule personne aurait pu être son Maître : AMALDRICUS. Le loup se souvint de son désarroi, lorsqu’il avait découvert, après avoir expédié le vieux Sire sur le chemin des enfers, qu’une personne se souvenait encore lui. Il ne lui avait pas fallu longtemps, aidé par l’Auteur, pour retrouver Karen. Son récit était cohérent : Amaldricus, grâce à un subterfuge qu’il n’était pas encore parvenu à expliquer, les avait trompés. Il n’avait pas reconstitué son lien, certes, mais au lieu de l’entraîner jusqu'à l’instant où, emmuré dans les sous-terrains de son château, privé d’eau et de nourriture, il aurait dû mourir ( c’est-à-dire quelques jours après son enfermement, en plein hiver 1058) , le chemin des enfers l’avait libéré en 1976… Qu’avait-il fait ensuite, c’était ce que devait leur apprendre Karen. Jusqu’à présent Rou-Hak avait été convaincu de la sincérité de la jeune femme, mais cet étrange épisode le faisait douter. Si elle était une Rom-Hak, initiée par Amaldricus lui-même, elle pouvait très bien transformer ses souvenirs pour donner le change au vieux loup lorsqu’il ‘l’espionnait’. Et cela changeait considérablement la confiance qu’il pouvait accorder à son histoire.
La menace...
La voiture, une vieille 4L orange rachetée à l’équipement, avançait lentement sur le petit chemin cabossé. Ses deux phares ronds et jaunes n’éclairaient que très peu le parcours et laissait planer sur les alentours un grande obscurité. Cela ne semblait pas déranger le chauffeur, un paysan costaud aux mains de bûcheron. La route, il la connaissait par cœur, c’était celle qui menait à sa ferme, « la Genote » où il vivait avec son père. Même avec la quantité d’alcool qui coulait dans ses veines, même avec la fatigue d’une journée de travail terminée par une soirée au bistrot du village, il parvenait, sans doute par miracle, à ramener la voiture à bon port. La nuit d’été était lumineuse, il flottait dans l’air une odeur d’herbe coupée répandue partout par un léger vent très doux. Au détour d’un virage, les phares éclairèrent la façade d’une impressionnante ferme comtoise complètement isolée, cernée de toute part par la masse sombre d’une forêt peu engageante. Machinalement le paysan gara sa voiture devant l’entrée de la grange. Il coupa le moteur, claqua la porte qu’il ne ferma pas à clef, et marcha en titubant en direction de l’entrée située sur le côté. Il s’arrêta à mi- chemin, il chancelait. Il ferma les yeux, serra très fort les paupières comme s’il voulait penser à autre chose et porta précipitamment sa main à sa bouche , ses joues se gonflèrent accompagnées d’un son guttural et peu mélodieux, il se plia en deux sa seconde main posée sur le ventre et libérant sa bouche en laissa sortir tout ce que son estomac pouvait encore contenir. Haletant, parvenant difficilement à reprendre son souffle, il restait appuyé contre le mur de la ferme, juste au cas où… Au bout de quelques secondes, il eut la désagréable sensation d’être observé, reprenant un peu d’aplomb, il fit volte face. Dans la nuit, juste éclairé par les rayons de la plein lune, à un mètre de lui, se tenait assis sur son postérieur un énorme chien. Le paysan pensa qu’il s’agissait de celui du voisin dont la ferme se trouvait à peine à un kilomètre. Il fit quelques pas, oscillant entre la droite et la gauche, pour s’approcher de l’animal qui demeurait parfaitement immobile. Il lui tapota amicalement sur le dessus du crâne en murmurant d’une haleine alcoolisée un banal « brave bête ». Stoïque, le molosse tourna légèrement la tête et fixa le paysan de ses deux yeux verts, c’est seulement là que le pauvre comprit qu’il ne s’agissait pas d’un chien. Oubliant, comme par magie, le nombre record de bières qui lui avaient rempli l’estomac, l’ivrogne recula terrorisé, le loup ne bougea pas, il ne faisait aucun bruit, tandis que l’autre laissait échapper des ‘nom de dieu’ à n’en plus finir. Bientôt adossé au mur de la ferme, le paysan cherchait désespérément de la main droite quelque chose susceptible de lui servir d’arme. Comme il s’était approché de la porte d’entrée, il remarqua que cette dernière était grande ouverte. Sans réfléchir, mais également sans quitter le loup des yeux, il entra dans la ferme bouclant derrière lui la porte vitrée. Tout tremblant, il chercha l’interrupteur. Quand la lumière jaillit, s’étala devant lui un désordre innommable, presque tous les meubles de la pièce étaient renversés, son fusil de chasse avait été arraché du mur et gisait au milieu des assiettes brisées qui jonchaient le sol, la table de cuisine avait les quatre pieds en l’air et au milieu de tout ce fatras, son père était allongé immobile, comme mort . Le paysan se précipita, il prit le blessé dans ses bras, ce dernier respirait encore. Il repensa au loup, saisissant son arme, il se précipita dehors, mais il n’y avait plus aucune trace de l’animal. Qui allait le croire lorsqu’il raconterait cela…