Le meurtre de Lucie avait un témoin:
Sa fille Elise....
Elle entendit le tonnerre qui répondait à l’éclair et c’est ce qui la réveilla en sursaut. La pluie frappait les volets violemment, semblant vouloir forcer la fenêtre. Un second coup raisonna. Elise frotta son front plein de sueur. Elle venait de faire un rêve désagréable qui s’effaçait déjà lentement des limbes encore embrumées de sa mémoire. Elle serra son petit ours en peluche et poussa un gros soupir. Du haut de ses sept ans, elle fit preuve d’un courage immense, elle n’appellerait pas maman. Elle lutterait seule contre ses fantômes et trouverait sans aide le chemin qui la ramènerait au sommeil. Elle eût beau se retourner des dizaines de fois dans tous les sens, elle n’entendit pas la voix de Morphée qui semblait bien faible face au bruit de l’orage.
Elle quitta son lit. De l’autre coté de la fenêtre, entre les lamelles des volets, elle devina, dans la rue en contrebas, l’ombre du soldat allemand qui montait la garde devant la Kommandantur voisine et qui s’était décalé jusque devant le magasin de mode de Mlle Jeunet pour trouver plus sûrement la protection de l’avancée du toit. Elle le vit souffler dans ses mains pour se réchauffer, taper un peu du pied. Un autre éclair illumina le ciel et presque immédiatement, le tonnerre, qui s’était rapproché, gronda violemment. L’allemand repartit en direction de son poste de garde et disparut derrière un mur. Entrecoupée de sanglots, la mélodie monta lentement de la pièce voisine et vint surprendre Elise entre deux bruyants coups de tonnerre. La jeune fille tendit l’oreille et reconnut dans la chanson triste dont elle ne parvenait pas encore à identifier la mélodie, la voix de sa mère. C’est autant d’étonnement que de peur qui envahirent alors l’enfant. Elle s’approcha à pas de loup de la porte de sa chambre qui s’ouvrait sur le salon.
Le trou de serrure l’invita à assouvir sa curiosité tandis que la voix se faisait plus forte. Elle serra davantage son ours en peluche et colla son œil contre ce judas improvisé. Sur la table du salon dansait la flamme timide d’un des cierges que maman s’était procuré et qu’elle allait allumer chaque jour en l’église Saint Bénigne pour s’assurer du retour en bonne santé de son époux retenu en Allemagne. Dans la lumière vacillante de la bougie, elle devina une ombre agenouillée et tremblante. Elle reconnut enfin la chanson que sa grand-mère lui chantait parfois. La jeune fille n’en percevait pas vraiment le sens, mais la mélodie simple et répétitive lui restait longtemps en tête. Elise aurait voulu entrer dans la pièce, se précipiter vers sa mère qu’elle sentait inquiète et mal à l’aise, mais son instinct la paralysait totalement, persuadée qu’au delà de la porte se trouvait un immense danger.
Comme le dernier couplet se terminait, tout alla très vite, il y eut une ombre qui agita la flamme au point de l’éteindre, puis un claquement sec, violent, comme si le tonnerre avait frappé juste à ses pieds. L’obscurité fut le seul spectacle qui s’imposa aux yeux d’Elise avant que quelqu’un ne rallume le cierge. Un visage flou, mal éclairé. Elle se dressa d’un bond, ne comprenant que trop, malgré son âge, le drame qui venait de se jouer dans la pièce à côté. Elle aurait, encore plus que tout à l’heure voulu se précipiter mais une fois de plus son instinct de survie fut le plus fort. Elle se leva précipitamment et pourtant sans bruit, et se réfugia sous son lit. Son cœur battait à tout rompre et tout s’accéléra encore lorsque la porte de sa chambre grinça. Ses yeux, bien habitués à l’obscurité virent juste des chaussures se déplacer. Elles allèrent jusqu’à la fenêtre, s’y arrêtèrent, traversèrent la chambre jusqu’au mur opposé, y hésitèrent, vinrent tout près du lit à quelques centimètres à peine de son visage.
Elise sentait l’odeur du cuir mouillé, celle de la boue et tout cela lui soulevait le cœur. Pourtant elle ne bougea pas, retint sa respiration et les deux chaussures quittèrent la pièce. Le lit lui fournissait un abri sûr qu’elle ne put se résoudre à abandonner. La pluie et l’orage s’étaient éloignés et Morphée put enfin lui parler. Elle s’endormit souhaitant inconsciemment qu’au réveil tout cela ne fût qu’un mauvais rêve.
Le meurtre de Lucie avait un justicier:
Son ami d'enfance Victor Malusier
Le commissaire Jean-Claude Robbe était un homme peuplé de paradoxes. Petit et rond, semblant toujours devoir reprendre son souffle, il était un vrai sportif qui, avant la guerre, s’était illustré plusieurs fois dans des courses de vélo. Assez laid, avec de grosses lunettes posées sur un nez digne de Cyrano devant une paire d’yeux globuleux, il n’avait pas son pareil pour séduire les femmes et d’ailleurs la sienne en souffrait assez. D’apparence résigné aux malheurs qui frappaient son pays, il donnait toujours l’impression d’obéir aux consignes des allemands avec un zèle terrorisé par leur puissance; très peu savaient que pendant la Grande guerre il s’était comporté en héros et que « le retour du boche » l’avait poussé vers la résistance. Toujours bourru, souvent froid et difficile d’accès, cassant et parfois arrogant, il cachait en fait un cœur plus tendre que le beurre. La douleur de son inspecteur n’avait pas laissé chez lui une vague indifférence.
Il avait abandonné les lieux très peu de temps après Malusier et laissé ses hommes se charger des détails. Il tenta bien une diversion pour s’occuper l’esprit et entreprit de rédiger le rapport, mais face à sa machine à écrire, les mots fuyaient comme un peu d’eau entre deux mains disjointes. Bizarrement, ce n’était pas la victime qui l’avait le plus marqué, c’était les larmes dans les yeux de Malusier. Il appela son second. L’inspecteur Monnet entra, comme à son habitude sans prendre la peine de frapper. Il prit place juste en face de Robbe et s’adressa à lui sans une seconde prendre les égards que l’on doit à un supérieur. Robbe ne s’en offusqua pas, vingt trois ans qu’ils travaillaient ensemble, leur relation était, depuis longtemps, sortie du simple cadre professionnel :
« Qu’est ce que tu penses de Malusier demanda le commissaire
- Rien, répondit Monnet après avoir laissé passer un court instant et sa surprise devant cette étrange question.
- Bon, repris Robbe un peu agacé, alors que sais-tu de lui ? »
A froid, Monnet ne savait pas grand chose, du moins rien de plus que ce que savait son interlocuteur, mais il le connaissait bien et savait pertinemment qu’il valait mieux qu’il évite cette réponse. Il fouilla donc rapidement sa mémoire, les conversations qu’il avait pu avoir avec le jeune inspecteur, ce qu’il avait appris par les autres et toutes les anecdotes qui lui revinrent alors. Tout ça ne lui prit pas plus de trente secondes :
« Et bien, je sais qu’il est originaire du coin, qu’il est parti sur Lyon avec sa famille il y a quelques années. Son père était instituteur. Il…. (Monnet rassembla de nouveau ses idées) il dit qu’il a demandé à revenir ici parce que la région lui manquait…mais apparement c’est plutôt parce que la collaboration avec les boches là bas lui posait problème. Je me demande même si c’est pas une mutation forcée; voilà c’est tout… enfin je crois…
- Il connaissait bien Lucie Vermot ?
- On sait qu’ils se voyaient, mais apparemment en tout bien tout honneur, la jeune femme était mariée. Ils étaient amis d’enfance je crois, rien de plus…
- La douleur que j’ai vue chez Malusier tout à l’heure n’était pas celle d’un ami d’enfance… Je suis sûr que le gaillard était fou amoureux.
- Qu’est ce que cela change ?
- Rien, répondit Robbe perdu dans ses pensées, rien du tout.
- Bon, tu permets ? (Monnet fit mine de se lever)
- Je t’en prie. »
Comme l’inspecteur allait quitter la pièce il se ravisa :
« Tu veux venir manger à la maison ?
- Non je te remercie, je dois allez voir Malusier. »
Victor n'avait jamais oublié Lucie
Plusieurs fois, Malusier se frotta les yeux. Après le départ de sœur Thérèse, il s ‘était installé sur une chaise, près du lit. Il n’avait pas essayé de parler avec Elise, il savait pertinemment que c’était inutile. La petite s’était endormie et lui n’avait pas résisté bien plus longtemps. Au moment où il ouvrait les yeux, plus guère de lumière ne passait par la fenêtre. Elise dormait encore. Il la regarda et lui trouva beaucoup de ressemblance avec sa mère. Même forme du visage, même couleur de cheveux. Il eut l’impression d’être revenu presque quinze ans en arrière.
C’était en automne 1928, il se souvenait précisément de l’année car il venait d’emménager dans la petite rue Gambetta, il avait tout juste dix ans. Très vite il s’était lié d’amitié avec Jules Tissot, un jeune garçon un peu casse-cou du haut de ses dix printemps. Plus d’une fois, il avait entraîné Victor dans ses ennuis. Là, avec un lance-pierres mal maîtrisé, une vitrine brisée par accident, ici, un plongeon dangereux dans une rivière glacée. Le jeune Tissot suivait le jeune Malusier comme son ombre, mais lorsqu’il s’agissait de déraper, Jules reprenait les affaires en main. Chaque après-midi, après la classe, les deux jeunes garçons se retrouvaient au coin de la rue. Ce jour là, Jules ne vint pas seul il était accompagné, horreur, d’une fille :
« C’est ma cousine, Lucie, lança Jules alors qu’il était encore à plusieurs mètres de son ami, Elle vient d’arriver en ville avec ses parents »
Victor s’avança sans accorder le moindre regard à la demoiselle, il prit son ami par le bras, le tira à l’écart et lui demanda à voix basse :
« Es-tu étais obligé de l’amener ?
- Parce que tu crois que ma mère m’a laissé le choix ? »
Le jeune Malusier jeta un regard de dédain vers la jeune fille demeurée en arrière puis houspilla de nouveau son camarade :
« Mais on devait construire notre cabane aujourd’hui…
- Je sais on peut l’emmener !
- Mais Jules c’est une fille ! cria Victor oubliant qu’il se devait d’être discret.
- Et alors ? demanda Lucie Vexée
- Et alors rien, répondit Jules en s’approchant de sa cousine
- Laisse tomber, j’ai treize ans, si vous croyez que cela m’amuse de passer mon après midi avec des gosses ! »
Et sur sa colère, la jeune fille avait tourné les talons. Jules devint blême, pâle comme lorsqu’il avait fallu annoncer à sa mère sa maladresse le jour où ils avaient cassé la vitrine du boulanger. Victor ne pouvait abandonner son ami en si mauvaise posture. Oubliant son aversion pour la gente féminine, il se précipita à la suite de Lucie. Il la rattrapa deux rues plus loin et dut insister pour qu’elle accepte de s’arrêter. Finalement, il la prit par le bras et la tira à lui, elle lui fit enfin face, ils se regardèrent et pour Victor, plus rien ne fut comme avant.
Le cri fit sursauter le policier. Au creux douillet de son souvenir, il s’était endormi de nouveau et avait fini de revivre celui-ci en rêve. Dans la chambre, l’obscurité était maintenant complète et c’est juste une ombre que Malusier vit s’agiter sur le lit. Les quelques secondes d’amnésie qui poursuivent parfois les songes se dissipèrent. Elise s’agitait dans son lit, transpirant et hurlant :
« Non, Non laissez ma mère, non, non, pas ça… Non… Elle va chanter, maman chante, non ne tirez pas, Maman je t’en supplie chante, ne laisse pas le monsieur te faire du mal… »
Victor aurait du bouger, mais son instinct de flic l’avait paralysé. La porte de la chambre s’ouvrit d’un coup et la silhouette de sœur Thérèse apparut dans l’encadrement. La jeune femme se précipita pour réconforter Elise. Quand la petite fille s’éveilla enfin, elle mit encore plusieurs minutes avant de cesser de pleurer. La bonne sœur eut juste un regard réprobateur pour le policier qui prit alors conscience de son inaction. Il se leva, sentit une grosse douleur dans le dos, la chaise n’était pas des plus confortable, et fit un pas en direction du lit. D’un geste de la main, sœur Thérèse l’arrêta :
« Il vaut mieux que vous nous laissiez maintenant, dit-elle sur un ton qui ne souffrait aucune discussion
- bien » répondit penaud Malusier.
En quittant l’hôpital, Victor regarda sa montre. Il était en retard et le couvre-feu s’était déjà abattu sur la ville :
« Pourvu que je ne croise pas une patrouille de boches, pensa-t-il »
Il regagna son appartement sans encombre.